Réalité du Graal (2)
Le deuxième soir, Guillaume reprit le sujet dès que la délicieuse tarte aux prunes de Brigitte fut finie:
- C'est quoi en vrai le Graal, quel genre d'objet? Une coupe, une pierre, un plat ou autre chose?
- Là tu évoques une réalité matérielle, dit Emeline. Pour avoir des éléments de réponse, il faut reprendre l'histoire au début. C'est Chrétien de Troyes qui vers la fin du XII° siècle dans son Perceval le Gallois ou Conte du Graal en parle pour la première fois. Cet auteur qui comme tu le sais est le premier romancier du genre, dit que son oeuvre est inspirée d'un livre confié par son protecteur le Comte Philippe de Flandre pour en faire ce récit - livre inconnu à ce jour. Et même si une bonne part de son succès s'explique par sa capacité de narrateur efficace pour camper des personnages crédibles malgré le merveilleux dans lequel ils évoluent, il dit et répète que c'est une FICTION.
- Le Graal aussi? demanda Annelise.
- Dans son roman, reprit Emeline, il parle d'un Graal d'or serti de pierres précieuses et dans sa description du cortège du Graal selon le langage de l'époque, sous différentes orthographes, ce terme fait référence à un plat collectif du service de table, graal, gréal, gréau…
Cortège du Graal (expositions.bnf.fr/arthur/arret/04_3.htm)
- Et que contient-il? demanda Guillaume.
- Toujours d'après Chrétien de Troyes, répondit Emeline, l'ermite Trévizent explique à Perceval que ce plat merveilleux, le Graal, nourrit depuis quinze ans le père du Roi Pêcheur d'une seule hostie par jour.
- Donc c'est une pub pour le rite chrétien de l'Eucharistie, s'exclama Bernard.
- Je croyais que le Graal était la coupe ou calice qui avait contenu le sang du Christ, remarqua Brigitte.
- Le manuscrit du Conte du Graal étant inachevé, reprit Emeline, il va être repris par d'autres auteurs. Et rapidement en effet on va associer le Graal à la fameuse coupe de la Cène, dernier repas de Jésus-Christ avec ses disciples. Cette coupe récupérée par Joseph d'Arimathie aurait servi à recueillir quelques gouttes de sang du Christ provenant de la blessure infligée par la lance du centurion Longin lors de la Crucifixion.
- La coupe de la Cène appelée Saint-Calice serait la même coupe que celle de Joseph d'Arimathie assimilée au Graal? demanda Brigitte.
- Certains le disent, dis-je, et si l'Eglise ne l'a jamais affirmé, elle joue sur l'ambiguité, ainsi avec le Saint Calice de Valence qui, ramené par Saint Pierre à Rome, aurait été envoyé en Espagne par Saint Laurent avant la persécution romaine du III° siècle. La coupe est en agate et date de l'époque de Jésus, elle est sertie dans un pied en or et pierres précieuses qui datent du Moyen-âge.
- C'est une histoire de foi, ajouta Bernard, il ne peut y avoir de certitude au sens moderne du terme.
- Et quelle est l'histoire de la pierre-Graal? demanda Guillaume.
- Les coupes rituelles de l'époque de Jésus, répondit Emeline, étaient en pierre. On attribuait à ce matériau, des valeurs de pureté et en tant que matière créée par Dieu, non par l'homme, elle était réputée pour avoir des qualités de médiation naturelle avec le divin.
- Et surtout Wolfram von Eschenbach, dis-je, dans son Parzifal inspiré par le Perceval de Chrétien et des sources à priori communes, décrit le Graal comme une pierre sur laquelle une colombe vient déposer une hostie annuellement, ce qui renouvelle ses pouvoirs. Son nom est aussi "lapsit exillis", une pierre venue du ciel en compagnie d'anges.
- Et probablement lors de la Chute de Lucifer, ajouta Emeline, l'auteur ne le dit pas explicitement, mais comme il en parle dans la même partie de son roman, cette interprétation s'est imposée.
- Et que veut dire Lapsit exillis? demanda Guillaume.
- On dit que cela ne se traduit pas, répondit Emeline, et ce d'autant plus que ce mot inconnu est mal écrit dans les textes de l'époque qui nous sont parvenus. Avec l'écriture manuscrite des copistes, les espaces ne sont pas réguliers et lorsqu'on ne reconnaît pas le mot, ça ne facilite pas les choses. On dit que ce serait plutôt lapis ex coelis, pierre tombée du ciel; ou lapis exilis, pierre légère ou sans valeur. Bref, en latin ça ne veut rien dire.
Bernard se leva alors et saisissant la première feuille à sa portée, écrivit:
LAPSITEXILLIS. Puis il nous dit:
- Puisque Lapsit exillis ne veut rien dire, peut-être que la séparation des deux mots n'est pas au bon endroit. Et il écrivit:
LAPSI TEXILLIS
Brigitte se leva à son tour pour aller chercher un livre. Elle le feuilleta rapidement et nous montra une page:
- Regardez là, texillis était traduit par bannière, Tacite utilisait ce terme, bannière ou drapeau. (1)
- Ce serait la bannière en rapport avec la chute, dit Emeline, ou plus précisément si je veux traduire, Lapsi Texillis, la bannière de ceux qui sont tombés, mais quel rapport avec une pierre?
- Je me souviens d'une histoire indienne, remarqua Brigitte, il y avait une pierre appelée Cintimani, la "gemme-qui-exauce-tous-les-désirs" et le roi qui la possédait l'avait fixée sur un étendard, donc une bannière… (2)
- Dans Parzival, ajouta Emeline, Titurel, un ancêtre de Perceval, fut le premier à être chargé de défendre la bannière (ou drapeau) du Graal (§ 501). C'est en effet l'expression utilisée par Wolfram d'Eschenbach.
- Et il existe vraiment une bannière du Graal? demanda Guillaume.
- Je ne sais pas si on peut l'appeler ainsi, dit Bernard, mais je me souviens d'un drapeau portant l'emblème du Graal. Ce sont les armoiries de la Galice qui datent du Moyen-âge.
Armoiries de Galice avec Graal (wikipedia.org/wiki/Blason_de_Galice)
- C'est la région de Compostelle et son fameux pèlerinage, ajoutai-je, le coeur chrétien de l'Espagne pendant l'invasion arabe du VIII° siècle qui ne s'est pas étendue jusque là. Cette région est le premier royaume chrétien lors de la Reconquista ou reconquête chrétienne, surtout lors de la véritable croisade locale du XI° siècle à laquelle participent des chevaliers chrétiens venus de toute l'Europe.
- C'est passionnant, conclut Bernard, mais nous n'allons pas refaire l'histoire de cette époque épique ce soir. Il est temps d'aller se coucher pour être opérationnel demain!
Pour découvrir le Calice de Valence en vidéo:
http://histoirelegendaire.blogspot.fr/2012/09/le-calice-de-valence-et-le-labyrinthe.html
(1) Lapsi = du verbe labor dont un des sens est chuter, tomber
http://www.dicolatin.com/FR/LAK/0/LABOR/index.htm
Lapsi = ceux qui sont tombés, terme désignant les chrétiens persécutés qui renient la foi.
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/lapsi/46255
Texillis
http://www.archive.org/stream/histoiredeluniv00bimbgoog/histoiredeluniv00bimbgoog_djvu.txt
Texillis traduit par bannière, (verbe texo: tisser)
http://www.archive.org/stream/uvrescomplettes03rousgoog/uvrescomplettes03rousgoog_djvu.txt
médium inter signa Othonem Texillis circumdarent (Tacite)
http://archive.org/stream/caiuscrispussal01sallgoog/caiuscrispussal01sallgoog_djvu.txt
Contractis legionum Texillis , pro contractis legionum vexillariis
(2) Bannière du Cintimani
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1920_num_20_1_5559
p33 34
Ajouté le 7 octobre
Grille du commentaire ci-dessous (Alf), le lien ne fonctionnant pas: