Royauté sacrée dans Perceval et Parzival (8)
Je retrouvais Guillaume à son poste de prédilection, l'ordinateur de Brigitte, lorsque je me levai dans la maison encore endormie. Il m'invita près de lui et m'expliqua l'objet de ses interrogations matinales.
- Tu sais l'histoire du San Gra Al, l'enseignement du Vase d'abondance de Dieu, ça ne me satisfait pas vraiment, car dans Parzival de Wolfram von Eschenbach, on trouve en allemand le mot Grâl (1) et non Graal, mais surtout j'y vois aussi une histoire de sang, le Sang Réal ou royal. A la rigueur, il peut s'agir d'enseignement royal, la fabrication d'un roi!
- L'un n'exclut pas l'autre, répondis-je, il est vrai que le culte du Saint Sang était importante pour Philippe d'Alsace, comte de Flandres, commanditaire du Conte du Graal. Son père en avait ramené de Jérusalem une fiole à Bruges, objet de pèlerinage et du Culte du Saint Sang. (1° partie contexte historique sur ce blog, ici)
- Le culte du sang du Christ, relique des reliques, dit Guillaume, je comprends ça dans le contexte de l'époque. Je ne crois pas pour autant à ces histoires modernes de descendance de Jésus et cela n'apparaît pas ainsi dans les romans du Graal du XII° et XIII° siècles. Par contre j'ai remarqué que les développements littéraires s'arrêtent très tôt au XIII° siècle, comme si le thème était déjà épuisé avant une longue éclipse à partir du XIV° siècle. Les gens se sont lassés de la quête du Graal et de ses mystères?
- Il faut dire que si dans le Perceval de Chrétien de Troyes, dis-je, les origines d'un rituel de royauté ancien étaient encore apparentes, rapidement la christianisation a gagné et effacé les racines païennes dans les Continuations à la mode cistercienne. Le rituel chrétien en avait pris la place. Le contenant magique était désormais la Coupe du Christ ramenée par Joseph d'Arimathie et la lance qui saigne était la lance de Longin, le centurion romain.
- C'est sûr que ça clôt la question, remarqua Guillaume, d'autant qu'à l'époque où l'église lutte contre le catharisme, il valait mieux ne pas la contredire! Ainsi la royauté ne dépendait plus de cette coutume ancienne et la nouvelle, chrétienne bien sûr, devenait la norme.
- C'est probable pour le roi des Francs, dis-je, Philippe Auguste est le premier à se revendiquer Roi de France, il affirmait ainsi son autonomie par rapport à la Francie orientale et ses empereurs germaniques rêvant de reconstituer l'Empire romain. Mais je ne crois pas que ce soit le cas pour le Parzival de Wolfram von Eschenbach.
- Ah c'est évident, pour lui le contexte est différent, remarqua Guillaume, c'est la longue guerre de succession dans l'Empire germanique entre les tenants du Pape, de la famille Welf (Guelfes) et ceux de la famille Hohenstaufen (Gibelins) qui perdure à chaque nouvelle élection des Empereurs successifs. Chaque camp affirmant ses droits légitimes comme nous l'a dit Emeline. (2° Partie contexte historique sur ce blog, ici)
- Ton idée de Sang royal ou royauté sacrée m'intéresse, dis-je, si on en revient à Perceval, on peut remarquer que par manque d'éducation et de transmission des rituels, sa première confrontation au cortège du Graal peut être assimilée à un échec d'accès à la royauté sacrée (sur ce blog, ici).
"Or le Roi Pêcheur blessé ne peut plus assurer sa fonction, d'où la dévastation de ses terres et de la nature selon l'ancienne conception indo-européenne garantissant l'abondance et la prospérité si le roi est jeune et sain.
"Dans ce Conte du graal, ce royaume qui est celui de l'ascendance maternelle de Perceval, attend un successeur capable de restaurer la fonction royale et donc l'harmonie qui favorise l'abondance en accord avec l'Ordre cosmique.
- D'où l'idée de Sang Réal, dit Guillaume, au sens de succession dynastique royale. Selon cette tradition, le roi est investi d'un pouvoir magique ou divin.
- Oui, mais Chrétien montre que maintenant c'est la coutume chrétienne qui s'impose, dis-je. Ainsi dans le récipient d'abondance apparaît l'hostie, présence manifestée de Dieu. La pierre de von Eschenbach distribue l'abondance grâce à une hostie annuelle, mais elle désigne aussi le roi du Graal et détermine un centre spirituel d'où les "purs" qui y sont rassemblés rayonnent dans le monde.
- Dans le Parzival, c'est l'ancienne conception qui prévaut, dit Guillaume, on est en plein conte feérique!
- En effet, répondis-je, ces pouvoirs sont évocateurs de la pierre de royauté des anciens germains (dont les goths d'Espagne), des celtes irlandais et écossais. Cette dernière pierre était utilisée jusqu'à la fin du XIII° siècle, date à laquelle les rois d'Angleterre se l'approprièrent. Chez les germains, on croyait à l'élection divine (ou prédestination) confirmée par l'élection des pairs. Le roi élu, couronné, assumait alors la fonction royale et sacerdotale.
- Je comprends mieux le Lapsi Texillis, dit Guillaume, Wolfram von Eschenbach signale par ce nom attribué à la pierre ou Graal (Grâl) qu'elle est l'Emblème, l'Enseigne ou bannière de ceux qui revendiquent la coutume de la royauté traditionnelle contre ceux qui sont du parti du Pape. Le roi traditionnel des anciens germains était donc aussi prêtre?
- Il exerçait le sacerdoce selon la tradition odinique. Il était Maître des runes, ces mêmes runes gravées par Odin sur la lance qui l'a transpercé et qui sont le prix de son sacrifice. Les runes forment dans leur ensemble sous forme d'alphabet magico-religieux une science sacrée de l'harmonie cosmique, des dieux et des hommes.
Odin et sa lance, l'Arbre du Monde, les runes (counter-currents.com/2011/10/quel-dieu-odin-adorait-il/)
- C'est le moins que l'on puisse dire, ajoutai-je, le mot rune signifie "secret", "mystère", "murmure", ou "lot" (de divination). (2) Autant dire un enseignement secret imposant le silence aux candidats pour leur initiation.
- Enseigne, enseignement, c'est cohérent, remarqua Guillaume, mais je croyais que Chrétien de Troyes s'inspirait des rituels celtiques.
- C'est la même base indo-européenne, dis-je, les celtes des îles britanniques et de Bretagne utilisaient les oghams qui ont les mêmes références magico-religieuses de Connaissance sacrée. Et les deux, runes et oghams étaient utilisés jusqu'au Moyen-âge en même temps que le latin. D'autant que ces systèmes étaient plus des codes qu'une écriture à proprement parler et permettaient d'utiliser le langage courant tout en signifiant autre chose. Cet art des druides et des bardes, basé sur un enseignement oral a été utilisé secondairement par les troubadours occitans puis les trouvères du Nord.
- Mais j'y pense, s'exclama Guillaume, le silence de Perceval signe peut-être le début de son initiation. On lui a dit qu'il ne devait pas poser de question, c'est un interdit à la mode celte (3). Ou c'est le silence du Myste, candidat aux Mystères de Demeter à Eleusis. (4) Et tiens, à propos de silence, j'entends du bruit, nos hôtes se réveillent…
(1) Texte Parzival allemand
http://www.hs-augsburg.de/~harsch/germanica/Chronologie/13Jh/Wolfram/wol_pa00.html
§ 236 sazte für den wirt den grâl.
dez mære giht daz Parzivâl
(2) misraim3.free.fr/divers2/Grimoire_des_Runes.pdf
(3) http://dumas.ccsd.cnrs.fr/docs/00/53/13/74/PDF/Merle_A._mA_moire.pdf
(4) http://chemins-initiatiques.forumculture.net/t169-17-mythes-mysteres-et-symboles
Le verbe muein signifie « fermer la bouche », d’où « se taire »
La forme dérivée mueô signifie initier (aux mystères), puis instruire (sans paroles comme dans les mystères)
Le mythe se rapporte alors à l’idée de silence car il suggère … avec des moyens qui vont au-delà du langage ordinaire